Le deuil d’enfant en débat à l’Assemblée : la parole est aux « paranges »

Le 25 décembre 2021

Est-il possible de donner une identité unique à un groupe, quand le groupe est, par définition, un ensemble composé d’êtres multiples ? Cette question est d’autant plus complexe et sensible lorsque la question de l’identité implique un drame, une expérience douloureuse, un deuil.

C’est ainsi que depuis le début des années 2000, selon la linguiste Catherine Ruchon, des parents endeuillés cherchent à se définir, à se nommer, comme pour mettre un pansement sur une plaie difficile à refermer, cherchant à affirmer leur qualité de parents, mais voulant par la même occasion rappeler la mémoire de l’être cher disparu.

Dans cette optique, faisant notamment suite à une pétition lancée depuis environ cinq ans par Nadia Bergougnoux, auteure d’un ouvrage visant à briser le tabou qui entoure le deuil périnatal et le deuil d’enfant, une proposition de résolution a été présentée par Mme la député Mathilde Panot le 11 février 2021 « visant à la reconnaissance du mot parange pour désigner les parents ayant perdu un enfant », soutenue par quelque trente-sept autres parlementaires.

Ce mot symbolique, construit à partir de parent et de ange, servirait alors à combler ce vide lexical.

Une proposition accueillie en demi-teinte

Toutefois, cette proposition de résolution a été accueillie en demi-teinte par certaines personnes directement concernées, considérant que le terme parange, ou ses dérivés mamange et papange, ne correspondaient pas à ce qu’elles avaient vécu et qu’ils ne permettraient pas de soulager un minimum des cœurs déjà endoloris en faisant face à un vide terminologique.

Quelques semaines après cette proposition, Julie Tran Ngoc Ny, qui lance une nouvelle pétition relayée par plusieurs médias comme le Huffington Post, à l’attention du président de la République française entre autres, demande à ce que l’Académie française se penche

« une bonne fois pour toute sur notre situation, afin de nous rejoindre pour élaborer un mot fédérateur, universel, capable de rassembler des parents endeuillés, quelle que soit leur origine ou leur religion ».

Cette dernière estime que « c’est à nos linguistes » de travailler pour cet objectif.

Face à cette controverse, il paraît alors primordial de poser deux questions : pourquoi cette nécessité d’avoir un mot pour identifier les parents endeuillés ? Et qui est censé se charger de cette mission terminologique ?

Un mot pour avancer

Comme nous pouvons le voir d’après ces pétitions, cette volonté d’identifier les parents endeuillés vient très certainement de la nécessité que ces parents ressentent eux-mêmes en premier lieu. En effet, bien des parents touchés par un tel drame sortent de leur silence pour évoquer le tabou derrière cet événement et expriment leur besoin d’être considérés en tant que mère et père, malgré le départ de leur enfant, et que la mémoire de cet enfant ne soit pas effacé, à l’instar d’EM du blog un brin de maman qui exprimait en 2018, contre vents et marées, qu’elle était doublement maman, malgré la perte d’un de ses deux jumeaux :

« C’est d’ailleurs la question la plus difficile au monde pour moi : “Combien d’enfants as-tu ?” Eh bien je suis doublement maman, n’en déplaise à certains. »

Malgré le passage des années et une deuxième grossesse qui se termine bien, sa page Instagram continue d’afficher son statut de mamange pour présenter ses trois enfants, vivants ou disparu.


Nombre d’emplois du terme mamange sur Twitter par année entre 2009 et 2020. A. Mahdi.

Cette volonté de s’identifier avec un terme, qui serait partagé avec celles et ceux qui auraient vécu le même type de deuil, n’est pas anodine. En effet, pour reprendre les propos de la linguiste Catherine Ruchon, dont les travaux en analyse de discours se concentrent notamment sur la souffrance et le deuil :

« Changer de nom, ou simplement choisir une désignation non lexicalisée pour s’autodésigner, c’est reprendre le contrôle de sa vie. »

Une fois que l’on comprend que cette volonté de s’autodésigner peut participer à la construction de soi après un événement qui paraissait destructeur, l’existence même de ce débat sur le terme à choisir apparaît presque comme la conséquence logique à la situation. Ou devrait-on dire « aux situations », au pluriel.

L’autorité linguistique

Face à cette volonté d’utiliser un terme nouveau, qui peut prétendre détenir l’autorité suprême ? Le nom de l’Académie française revient à maintes reprises, tout comme la fonction de linguiste, que ce soit chez les partisans du terme « parange » ou dans la pétition cherchant un tout autre terme.

Avant toute chose, il est nécessaire de se défaire ici d’un amalgame qui constitue certainement le terreau d’un imaginaire collectif : l’Académie française ne compte pas de membre linguiste dans ses rangs, et ce depuis plus d’un siècle.

Et quand bien même l’Académie française serait considérée comme l’autorité linguistique par excellence, le tandem académie-gouvernement formerait-il l’autorité suprême de la langue française ? Il est à noter que l’Académie, fondée en 1635 par un ministre du roi Louis XIII, à savoir le cardinal de Richelieu, ne nie pas le caractère politique de son origine, bien qu’il revendique actuellement une indépendance.

La réforme orthographique de 1990, qui ne visait « pas à un bouleversement de la langue » mais plutôt à éliminer « les principales difficultés qui sont sans justification », montre combien ces autorités, bien réelles dans l’absolu, peinent à faire passer des changements minimes. Soit dit en passant, on pourrait comprendre que des pongistes ne voudraient faire tomber le tiret de ping-pong, qui semble tellement à propos pour représenter visuellement le filet de la table…

Mathilde Panot, députée LFI, soutient la proposition du terme parange, 11 février 2021.

D’après certaines des parties, seuls les linguistes seraient légitimes à proposer des mots nouveaux.

Toutefois, si l’on demande aux linguistes et à l’Académie française de faire leur travail, il faut alors tendre l’oreille un instant pour voir ce que ceux-ci ont à dire sur leur propre fonction et sur la langue. Toujours suite à la réforme orthographique de 1990, l’Académie française montre en ces termes, en 2016, son humilité face à la vigueur d’une langue vivante :

« L’Académie a réaffirmé qu’il n’appartient ni au pouvoir politique ni à l’administration de légiférer ou de réglementer en matière de langage, l’usage, législateur suprême, rendant seul compte des évolutions naturelles de la langue, qui attestent sa vitalité propre. »

L’usage, tel est le législateur suprême ! L’usage, c’est-à-dire la pratique langagière des locuteurs d’une langue. Même les dictionnaires aussi prestigieux que Le Robert et Le Larousse, gérés par des maisons d’édition privées, se donnent pour mission d’analyser cette pratique et de « décrire les différents usages de la langue d’hier et d’aujourd’hui » plutôt que d’inventer des termes ex nihilo.

Observer les usages et les accepter

S’il a donc été élaboré à partir de « parent » et de « ange », le mot parange est considéré comme subversif car ne répondant pas aux codes habituels du néologisme, comme la dérivation, la préfixation, la suffixation et l’emprunt. Ce mot-valise comporte phonétiquement les deux mots qui sont à son origine, comme mamange (ce qui n’est pas tout à fait le cas de papange).

Mais parange en dérangerait certains, comme Marie Toinet-Segura, en particulier parce qu’il ne serait pas assez laïc.

« Terme d’affection » d’après Le Larousse, serait-ce ange qui dérange ? Si le terme ange doit être religieux, alors que fait-on de mère, qui provient de mater, « un mot du fond indo-européen à valeur religieuse et sociale » ? Ou de père, sachant que pater sert « à qualifier en permanence le dieu suprême », d’après le Dictionnaire historique de la langue française ?

En fin de compte, si l’usage est maître, alors celui-ci nous montre que ces termes sont de plus en plus adoptés par la communauté francophone.

Il serait alors difficile, pour cette fois du moins, de protester contre les députés parce qu’ils n’auraient pas consulté les usagers : observer l’usage, c’est justement faire preuve d’humilité et faire sien un terme que les locuteurs ont eux-mêmes apporté sur la table et échangé au fil des ans. Observer l’usage et accepter ce qu’il propose devient alors un processus on ne peut plus démocratique.

Article publié sur The Conversation le 23 mars 2021 : https://theconversation.com/le-deuil-denfant-en-debat-a-lassemblee-la-parole-est-aux-paranges-157694

Derniers articles