Le « Printemps arabe », une révolution linguistique ?
Le 14 septembre 2021
Un mot peut en cacher un autre
« Nothing can come of nothing [1]. » « Rien ne provient de rien », nous disait Shakespeare il y a quelque quatre cents ans à travers la voix du roi Lear dans une pièce qui reprenait son nom, s’appropriant une sagesse plusieurs fois millénaire [2], comme une mise en garde pour ne pas se contenter de l’apparence d’un objet, mais pour le considérer dans toutes ses dimensions, que celles-ci soient sociales, historiques, ou bien linguistiques. Les mots et expressions sont de ces objets qui méritent une analyse, car véhiculant divers sens selon leur contexte, leur émetteur et le public à qui ils sont adressés. Il faut alors frayer son chemin à travers la flore que représente l’image figée des mots à l’instant où ils sont énoncés pour découvrir les vieux murs qu’elle cache, vestige de siècles de construction, d’évolution et de querelles linguistiques. C’est ainsi que s’inscrit cette réflexion sur les termes qui ont servi, et servent, à décrire les événements qui firent bouger les pays du monde arabe en 2011, pour tenter de dégager la charge historique et sémantique des termes et expressions-clés, de comprendre leur valeur et analyser leur transfert d’une langue à une autre. En effet, les langues communiquent entre elles, notamment à l’ère de la communication et de moyens d’échanges quasi-instantanés tels que les outils développés pour le web, qui internationalisent les événements et interconnectent les langues entre elles. Il est donc primordial d’estimer la langue et son emploi dans son interaction directe avec les autres langues qui l’entourent et avec lesquelles elle forme un réseau complexe. Ainsi, cette étude s’articulera autour de trois des six langues officielles de l’ONU que sont l’anglais, la langue internationale par excellence en ce début de XXIème siècle, le français, la langue de cet article, ainsi que l’arabe, langue commune aux pays dits arabes, bien que reprise dans divers dialectes locaux. Dans une première partie seront exposées les raisons de ce travail de recherche, soulignant quelques conflits sémantiques et sociaux. Dans un deuxième temps, un corpus d’étude constitué pour cette étude sera présenté, et il permettra d’analyser l’évolution des expressions sur un temps donné et de dégager des pistes sur leur emploi. Les expressions alors relevées pour décrire les mouvements qui eurent lieu en 2011 dans les pays arabes seront ensuite analysées et confrontées entre elles, tout en prenant en compte le caractère trilingue de la présente étude. Cette présentation n’a pas la prétention d’apporter des réponses décisives et tranchées, mais elle se pose comme un arbre aux branches remplies de questions qui ne demandent qu’à être posées et débattues pour voir des fleurs aux couleurs mûres foisonner à leurs extrémités à la venue du printemps.
Réveil difficile
Il est souvent intéressant, si ce n’est nécessaire, de s’autoriser un temps pendant une recherche pour s’interroger sur le bien-fondé de son travail, pour comprendre la raison de cette entreprise et ainsi la recadrer autant que possible pour lui donner un objectif précis. Dans le cas de la présente étude, s’attarder sur les termes qui qualifient les événements qui ont bouleversé les pays du monde arabe en 2011 s’inscrit dans une volonté de comprendre ce que ces termes et expressions peuvent receler comme contenu historique, sémantique, voire idéologique, car les mots sont importants de par leur valeur et le message qu’ils transmettent ou sont sensés transmettre. En effet, les mots ne sont pas anodins, et toute personne ou organisation plus ou moins influente peut d’ailleurs tenter de manipuler l’opinion publique à travers les mots employés pour décrire un événement, ou en tout cas, transmet une façon de voir le monde à travers les expressions choisies, consciemment ou inconsciemment. Conscient est celui qui étudie et choisit ses mots avec précaution, inconscient est celui qui ne fait que reprendre ceux des autres sans s’inquiéter de leur contenu réel et de leur profondeur, répétant par exemple des expressions énoncées par des médias ou des gouvernements pouvant pourtant avoir leur propre agenda. Ainsi, il est commun d’entendre des individus se faire qualifier de « terroristes » par des membres du gouvernement israélien ou leurs représentants, alors que ces mêmes individus seront loués et désignés comme « résistants » par des Palestiniens étouffés par les blocus et raids incessants. Le choix des mots relève alors du parti-pris. Ceux-ci indiquent dans ce cas une ligne de pensée clivante et une vision politique particulière.
Deux incidents ou réflexions en particulier ont amené ce travail recherche à éclore, qui révèlent combien le sujet peut parfois être délicat, renforcent l’idée de la nécessité de prendre garde au choix des expressions employées et dégagent immédiatement quelques conflits linguistiques que nous tenterons de creuser. Tout d’abord, pour compléter le titre en gestation d’un mémoire de master, en 2011, alors même que ce mémoire était encore à l’état embryonnaire, il fallait nommer les événements qui se produisaient en Égypte, l’étude portant sur la relation qu’entretient l’administration Obama avec l’Égypte à l’aube d’un avenir politique qui reste encore à déterminer. Le premier jet « The Obama Administration’s Handling of the Egyptian Turmoil in 2011 », ou, dans une traduction française rapide, « La Gestion de l’agitation en Égypte en 2011 par l’administration Obama », se heurta au désir de neutralité de l’observateur ou du chercheur dans la description des événements : après discussion avec le directeur de mémoire, il apparut que le terme choisi « turmoil », ou « agitation » en français, tend plutôt à dénoter un aspect négatif. L’équivalent anglais de « révolution » voulait être évité à ce stade-là de la recherche, dans une volonté de ne pas se prononcer dès à présent sur le résultat des événements, mais de se concentrer sur la description d’un événement fort qui reste à analyser, sans le louer ni le dénigrer. C’est pour cela que le terme « revolt » ou « révolte » fut préféré, toujours dans un désir de neutralité, pour remplacer le précédent « turmoil » à la connotation risquée.
La deuxième anecdote est plus emblématique du caractère délicat que peut porter la description ou la désignation des événements qui survinrent dans les pays du monde arabe, que ce soit au niveau d’un seul pays ou au niveau du monde arabe dans sa globalité, car celle-ci se déroula au cours d’un congrès international, et les réactions au problème en question étaient assez prononcées. Au cours de l’an dernier, entre les 9 et 11 octobre 2012, se tint à l’Université de Sakarya, en Turquie, un congrès sur la société et la politique au Moyen-Orient. Ayant eu la chance d’y assister dans le cadre de mes études, je fus approché par Dr. Martin Bunton, maître de conférence à l’Université de Victoria au Canada, qui avait noté mon intérêt particulier pour la traduction. Il souhaitait savoir comment devait être traduite en arabe l’expression tant utilisée au cours du congrès « Arab Awakening », soit « Réveil arabe ». Le problème de traduction exposé par M. Bunton était assez clair : dans le programme du colloque – où la traduction était assurée en trois langues pour pouvoir accueillir un public anglophone, arabophone ou, évidemment, turcophone – à chaque fois que l’expression « Arab Awakening » était utilisée apparaissait, pour la traduction en arabe, l’expression « Al-intifada al-‘arabiyya », soit « le soulèvement arabe » en français. Le problème est que le terme « soulèvement », ou « uprising » en anglais, peut aussi être employé dans un colloque comme celui-là. Après vérification, il s’avéra qu’une des communications était intitulée : « Politics After the Arab Uprisings : A New Arab Regional Order ? ». Et il se trouve que ce titre, seule communication en anglais incluant le terme « uprising », s’était retrouvé orphelin de sa traduction arabe !
Après cette demande de traduction en arabe de l’expression « Arab Awakening », je m’attelai à la tâche en interrogeant le public arabophone qui m’entourait et profitai également de ma connexion web pour trouver la traduction qui serait la plus adéquate. Cette recherche se trouva être particulièrement intéressante non pas seulement par la simple découverte de l’expression habituellement employée, mais surtout par les réactions de mes interlocuteurs qui, avant de me donner la moindre traduction, se sentaient souvent dans l’obligation de dérouler une introduction pour que je ne me satisfasse pas uniquement d’une réponse sans détour qui les aurait fait se sentir coupables de trahison envers leurs peuples, leurs mouvements et finalement, envers eux-mêmes. Plusieurs personnes de différents pays arabes furent donc interrogées, que ce soit d’Égypte, d’Algérie ou d’Arabie Saoudite, dont notamment Waleed al-Haddad, porte-parole du parti égyptien Liberté et justice des Frères musulmans, avec pour prélude quasi-unanime pour ceux qui se sentaient obligés de proposer leur introduction : Cette expression, le réveil arabe, est une expression occidentale qui déprécie le peuple arabe dans son ensemble ; elle sert à décrire les événements du monde arabe, mais avec un regard condescendant sur les acteurs en mouvement. Ensuite et seulement ensuite venait la traduction arabe, « as-sahwa al-‘arabiyya », dont le sens correspond bien à celui de réveil arabe. Mais si l’expression « réveil arabe » est rejetée par un certain nombre de ressortissants de pays arabes, c’est parce que le réveil insinue le sommeil qui le précédait. Ceux-ci ressentent alors cette idée comme dépréciative des peuples arabes, considérant ces derniers comme n’ayant fait que dormir pendant des décennies et que maintenant et seulement maintenant, ils auraient décidé de se réveiller et de mettre fin à ce sommeil qui ne semblait pas vouloir prendre fin. De ce point de vue, les occidentaux se permettraient d’employer ce vocabulaire de par leur dédain des populations arabes, faisant fi des nombreuses revendications et des luttes passées qui en amenèrent tant à sacrifier de leur temps et de leur vie pour tenter d’apercevoir un changement et de percer la chape de plomb qui muselait tout désir d’émancipation, oubliant les emprisonnements et les exils subis pour avoir soutenu des idées contraires à la voix des dictatures en place. C’est de ce début de réflexion que Dr. Martin Bunton me proposa d’écrire un article sur le sujet. Se voulant complémentaire à ses réflexions dont elle reprend quelques points sous un angle qui lui est propre, cette présente étude est alors née grâce au soutien de mon directeur Dr. Leland Tracy et aux conseils de la responsable du département de FLE de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Pr. Marielle Rispail, que je remercie pour le temps accordé et l’enthousiasme affiché.
Bonnet blanc et blanc bonnet
Cette première réflexion fait déjà jaillir plusieurs expressions dans les trois langues qui nous concernent : « the Arab Awakening » en anglais, « le réveil arabe » en français, « as-sahwa al-‘arabiya » en arabe, et « al-intifada al-‘arabiyya » en arabe encore. En se penchant un peu sur l’histoire récente des pays arabes et sur les qualificatifs employés pour décrire certains de ces événements, il sera aisé de remarquer que l’expression « Arab Awakening » n’est en rien nouvelle : celle-ci fut déjà employée pour décrire un changement dans la société arabe vers le début du vingtième siècle. Cependant, le terme employé en arabe pour renvoyer à cet épisode de l’histoire des pays arabes était « nahda », qui se traduit en général par « renaissance », pour exprimer « une dynamique d’enrayement du déclin (ou d’un supposé déclin [3]) » , pour reprendre les termes de Dr. Anne-Laure Dupont. Ce terme est sensé indiquer un renouveau de la pensée et une élévation du discours et des réflexions pour entrer dans l’ère de la modernité. « En arabe, le mot nahda garde sa connotation méliorative », nous dit encore Mme Dupont. Le terme « nahda » en arabe, qui est celui que l’on utilise pour parler de la Renaissance qui eut lieu en Europe, ne porte donc pas un jugement négatif sur le mouvement qu’il décrit, au contraire. Il est bien connu qu’un parti politique tunisien, Ennahda, reprend d’ailleurs ce terme pour le nom même de son parti, et il va de soi qu’il ne va pas chercher à automatiquement s’attirer le blâme en choisissant pour titre un mot qui inspire le mépris auprès de la population qu’il est sensé soutenir. L’idée de la renaissance, la nahda, ne fait pas l’effet que le concept de réveil, la sahwa, semble faire émerger chez des individus des populations arabes, qui rejettent l’expression pour les raisons précédemment mentionnées.
Le terme « nahda » ne correspond alors pas tout à fait au réveil, mais bien à la renaissance. Mais pour parler de la société arabe du début du XXème siècle dont il était issu, l’historien chrétien d’origine libano-égyptienne George Antonius parla bel et bien de réveil arabe dans son célèbre ouvrage intitulé, en anglais, The Arab Awakening : The Story of the Arab National Movement, soit Le Réveil arabe : l’histoire du mouvement national arabe. Mais étrangement, dans la version arabe de cet ouvrage, qui est une traduction et non la langue d’origine de cet ouvrage rédigé en anglais, le titre ne reprend pas le terme « sahwa » que l’on entend actuellement pour parler de réveil ou d’awakening. Pour traduire The Arab Awakening, la version arabe donne Yaqdhat-il-‘arab, qui correspondrait plus littéralement, pour information, à « The awakening of the Arabs », ou « Le réveil des Arabes ». Deux termes arabes se font ainsi face pour reprendre l’idée d’awakening ou de réveil : « yaqdha » et « sahwa ». Cependant, nombre de linguistes affirmeront sans hésiter que le concept de synonyme n’a que le mot « synonyme » pour se rattraper, les synonymes parfaits n’existant pas dans l’absolu. Pr. Béatrice Pothier, de l’Université Catholique de l’Ouest à Angers, le remarque clairement dans une réflexion sur la notion de synonymie :
C’est sans doute mal connaître, mal appréhender, les fonctionnements des langues que de penser qu’un locuteur peut trouver deux signifiants dont les signifiés recouvriraient exactement les mêmes aires sémantiques. C’est également mal concevoir le genre humain que de penser que les utilisateurs des langues s’encombreraient de deux signifiants alors qu’un seul pourrait servir. Tout cela considéré, il s’avère que l’on peut sans doute affirmer que les synonymes n’existent pas vraiment. Ce qu’il est convenu d’appeler « la loi du moindre effort » en linguistique joue là son rôle à plein et empêche ce concept d’exister [4].
Ainsi, il semble nécessaire de dégager des nuances qui permettent de différencier la yaqdha de la sahwa, toutes deux pourtant traductions du concept d’awakening. La yaqdha correspondrait à la première phase du réveil, ou l’être sort de l’état de sommeil. La sahwa apporte quelque chose de nouveau, puisque dans l’idée de la sahwa, l’individu qui l’expérimente ne sort pas nécessairement de l’état de sommeil. En effet, après avoir quitté le sommeil pour rejoindre le monde des hommes éveillés, l’individu peut passer par une étape de semi-conscience, où le réveil n’a pas atteint son apogée : dans cette étape, il est encore étourdi, frappé par la pesanteur du précédent état de sommeil qui laisse des traces pendant un moment avant que celui-ci ne reprenne ses esprits. Ce n’est que lorsqu’il arrive enfin à cette nouvelle étape, où il reprend le contrôle de ses facultés mentales, que la sahwa a lieu, et qu’alors l’individu peut être considéré comme pleinement réveillé. Ces deux concepts de yaqdha et de sahwa pourraient alors se traduire en français, respectivement, par l’éveil et le réveil, si l’on considère que l’éveil consiste à « sortir de l’état de sommeil [5] » et que le réveil correspond à un « retour à l’activité » ou une « reprise de l’activité, de la vigueur (de quelque chose qui paraissait en sommeil) [6] » . Martin Bunton, prenant en compte l’Arab Awakening du début du vingtième siècle, trouvait judicieux de penser les événements de 2011 comme une suite et de les définir comme un Arab re-awakening, ce que d’autres qualifient de second Arab Awakening (deuxième réveil arabe), à l’instar de Adeed Dawisha [7], professeur de sciences politiques à l’Université de Miami. Cette idée de second awakening ou de re-awakening pourrait suivre le raisonnement d’un double réveil, ou d’un éveil suivi d’un re-éveil, soit d’un réveil, bien que l’idée de re-awakening ne suggère pas nécessairement cette phase de semi-conscience que le réveil dans le sens de sahwa implique, mais pourrait induire à penser que le moment de re-awakening fut à nouveau précédé d’un temps de sommeil complet. On oscillerait alors du sommeil au réveil, et à nouveau du sommeil au réveil.
Il ne faut pas pour autant oublier la traduction apportée en premier lieu lors du colloque de Sakarya, où « Arab Awakening » avait été rapporté en arabe sous l’expression « Al-intifada al-‘arabiyya », soit le soulèvement arabe. L’intifada en arabe veut effectivement dire « soulèvement », mais toute oreille attentive – ou tout œil perspicace – remarquera assez rapidement que le terme « Intifada » n’est pas étranger ni à la langue française, ni à celle, certes évoluée, de Shakespeare. Toutefois, l’Intifada, dans son acception française et avec une majuscule comme point de départ, donne un sens restrictif à l’intifada arabe, qui celui-ci a traversé les âges pour nous parvenir aujourd’hui dans un sens tout aussi général que le soulèvement laisse entendre. L’Intifada, comme cela n’échappera certainement à aucune personne un tant soit peu intéressée par la récente histoire du Proche-Orient, ne prend pas de raccourci pour cibler sans attendre le conflit israélo-palestinien et limiter le terme à la première Intifada et à la deuxième, à savoir des soulèvements palestiniens qui se déclenchèrent en décembre 1987 pour l’une et en septembre 2000 pour l’autre, comme le souligne l’encyclopédie en ligne Larousse, « contre l’occupation israélienne [8] » . Mais il serait concevable de reprendre le terme, de l’arracher de ses origines arabes pour l’enraciner plus durablement dans la langue française, pour noter la spécificité arabe d’un soulèvement comme celui de Tunisie ou celui d’Égypte, pour ne citer qu’eux. Gilles Kepel, par exemple, note clairement, dans un article du journal Le Monde : « L’intifada égyptienne (comme l’appellent ses partisans) a commencé avec l’exemple tunisien, mais le mouvement s’inscrivait là aussi dans une série de frustrations populaires intenses [9] » . L’intifada arabe, ou the Arab intifada, pour reprendre l’expression arabe « al-intifada al-‘arabiyya », pourrait renvoyer à l’ensemble des soulèvements qui touchèrent les pays du monde arabe en 2011.
Corpus d’étude : deux journaux traditionnels
Suite à cette première réflexion autour du réveil arabe, attardons-nous maintenant sur les termes employés dans les médias. Pour ce faire, un corpus est composé à partir des journaux en ligne Le Monde pour le français et The New York Times pour l’anglais – ou l’américain, pourrait-on dire. Les titres incluant un terme ou une expression qualifiant les événements particuliers des pays du monde arabe en 2011 furent recueillis, entre les dates du 14 janvier 2011 et du 14 février 2011, à savoir à partir du jour de la tombée du dirigeant tunisien Ben Ali jusqu’à quelques jours après la tombée du raïs égyptien Hosni Moubarak, pour tenter d’analyser l’évolution du début des manifestations contre ce dernier en Égypte le 25 janvier jusqu’à son retrait le 11 février 2011, et de voir la retombée que peut avoir eu la chute des deux dirigeants dans les médias.
Sur quarante articles relevés dans le New York Times, seize termes différents – ou plutôt seize graphies différentes, étant donné qu’un même mot une fois au singulier et une autre au pluriel est décompté comme deux termes différents – apparaissent dans les titres pour qualifier les événements des pays du monde arabe en 2011, comme on peut le voir sur le graphique suivant :
Le terme très générique « protests » prend la tête avec sept occurrences, pour souligner que des manifestations ont lieu. Ensuite seulement vient le terme « revolution », avec cinq occurrences, talonné par son cousin « revolt » et ses quatre occurrences, dont l’apparition est aussi nombreuse que pour le terme « unrest », qui indique que les pays arabes ne passaient clairement pas par une période de calme. Cette petite avance que porte fièrement le terme « protests » sur ses voisins ne fait pas le poids face à la course en tête du mot « révolution » avec ses onze occurrences dans le journal Le Monde, qui se permet de déléguer sa forme plurielle et l’expression étendue « révolution de jasmin » pour aller récolter sept occurrences supplémentaires de leur côté au cours du mois analysé, comme le montre le diagramme en barres ci-dessous qui relève dix-neuf expressions ou mots différents pour qualifier les événements de 2011 dans cinquante-quatre titres :
Ensuite vient le terme « révolte » et ses neuf occurrences, qui peut quand même, avec sa hauteur, prendre le temps de narguer le « printemps » et ses quatre occurrences, qui ne se laisse pourtant pas abattre de par le rayonnement que l’expression « printemps arabe » a fini par gagner au fil du temps pour faire référence aux mouvements des pays arabes en 2011. En revanche, les termes très génériques comme « manifestations » ou bien « mouvement » ne jouissent pas d’une grande renommée comme le succès dont peut se targuer l’anglais « protests ».
Le terme « révolution », en français ou dans sa graphie toute proche anglaise, qui perd simplement son accent, est d’abord utilisé pour parler du cas tunisien : à partir du 14 janvier 2011, la révolution semble rapidement acquise, et les articles fusent pour évoquer le caractère révolutionnaire de ce que vit la Tunisie avec la fin du règne de vingt-trois ans de Ben Ali. D’un côté, Le Monde titre un de ses articles du 18 janvier 2011 : « En Tunisie, la révolution est en ligne », un parmi tant d’autres reprenant le terme « révolution », parfois même qualifiée de « révolution de jasmin » ; de l’autre côté de l’océan Atlantique, le New York Times titre par exemple un article du 20 janvier 2011 : « Letters : In the Heat of the Tunisian Revolution ». Cependant, les manifestations qui débutèrent le 25 janvier 2011 en Égypte ne donnent pas tout de suite le sésame à ces deux journaux pour parler de révolution lorsqu’il s’agit d’évoquer spécifiquement le cas égyptien. Mais il ne faut pas attendre la chute du dictateur pour cela : dès le 30 janvier 2011, le New York Times parle d’un « Date With a Revolution », ou d’un rendez-vous avec une révolution. Le Monde le suit assez rapidement, dès le 2 février, avant d’enfoncer le clou le 9 février 2012, où le titre « Wael Ghonim : nouvelle icône de la révolution égyptienne » note sans ambiguïté le processus de révolution en Égypte, alors qu’il faudra encore attendre deux jours pour voir Hosni Moubarak enfin lâcher les rênes qu’il tenait depuis presque trente ans.
Révolution 2.0
La révolte et la révolution se font face, mais l’une n’est pas l’autre. La révolution peut être le résultat d’une révolte, mais la révolte ne donne pas forcément lieu à une révolution. La volonté de changement, même exprimée massivement, est-elle suffisante pour parler de révolution ? Certainement pas, car la révolution indique un réel changement sur le terrain, et cette volonté peut s’exprimer par une révolte, mais seul l’aboutissement de cette révolte, d’une certaine façon, peut parvenir à une révolution. Le concept de révolution n’est toutefois pas positif ou négatif en soi : il indique simplement un changement complet, un tournant. Alors qu’un changement de dirigeant ne promet pas une révolution au sens strict du terme, parler de révolution alors même que le dirigeant que l’on souhaite détrôner n’a pas encore trouvé la porte de sortie est vraisemblablement fort prématuré. La révolution ne se fait pas en une saison, et un changement de tête ne garantit pas automatiquement un véritable et profond changement. Même si la situation est bien différente et que la comparaison est difficilement tenable en termes historiques, l’assassinat d’Anwar El Sadat, bien qu’ayant mis fin au pouvoir de ce dernier et ayant de fait impliqué un changement de personne à la tête de l’État égyptien, ne peut et n’est en aucun cas considéré comme une révolution : il n’y eut qu’un changement de dirigeant, mais nullement de changement politique ou économique significatif.
Le terme « révolution » est largement galvaudé. L’exemple de la Syrie est frappant : les médias, que ce soit la radio ou la télévision, ou même la presse écrite, se permettent d’employer ce terme pour parler des événements qui frappent ce pays, un pays en pleine guerre civile, où de nombreuses forces sont en jeu. Le conflit ne peut être qualifié de « révolution syrienne [10] » , alors que Bachar al-Assad tient toujours à garder son pouvoir à la tête de l’État, que les balles continuent de se croiser sans que l’issue de ce bourbier ne puisse être prédite à l’heure qu’il est. Parler de révolte est beaucoup moins délicat, car quelque soit la nature de la révolte, aussi différente qu’elle puisse être d’un pays à l’autre du monde arabe, il est difficile de nier le caractère révolté des populations qui ont décidé de sortir dans les rues, pacifiquement ou non, pour « se soulever contre l’autorité établie [11] » , pour reprendre une définition du verbe « se révolter ».
La révolte peut se transformer en révolution. La révolution est comme un aboutissement de la révolte. Cependant, en regardant l’histoire assez récente du monde arabe, on remarquera que les années 1916-1918 furent témoins de ce que l’on appelle la Révolte arabe, ou the Arab Revolt en anglais, que l’on appelle al-thawra al-‘arabiyya en arabe. Alors que le français et l’anglais s’accordent à parler de révolte, l’arabe s’attache à évoquer la notion de thawra pour ces événements qui permirent aux pays arabes de se détacher de l’autorité de l’empire ottoman, qui indique l’idée d’une révolution. Ce mouvement en particulier étant perçu comme un mouvement de libération pour les pays arabes et par les pays arabes, ceux-ci y voient un aboutissement de leur volonté de changement. Le terme « tamarrod », traduction de « révolte », peut d’ailleurs être vu comme plutôt négatif, à l’opposé de ce qu’est la thawra dans la conscience populaire.
Les termes « révolte » et « révolution » s’affrontent et s’ajoutent. Albert Camus s’intéresse à ces mots-cousins dans son essai L’Homme révolté, concluant qu’« il n’y a pas encore eu de révolution dans l’histoire [12] » . Sans être aussi radical que l’écrivain Albert Camus, notons toutefois que si la révolution consiste en un tour complet, il est essentiel de prendre garde, lors de ce mouvement, de ne pas simplement retourner au point de départ. Mais le terme « révolution », pour parler du cas tunisien, est aussi parfois rallongé, pour former l’expression « révolution de jasmin ». Expression controversée, notamment de par sa nature excessivement douce : telle une boucle composée de fleurs de jasmin, le soulèvement des Tunisiens serait tel l’emblème d’une révolution pacifique où les larmes et les douleurs n’existeraient pas. Ce serait sans oublier le feu qui enclencha la suite des événements et les « morts, exactions ou encore pillages [13] » , comme le note un article du Monde intitulé à juste titre : « “Révolution du jasmin” : une expression qui ne fait pas l’unanimité ». Il semblerait que des Tunisiens n’apprécient pas que l’on considère leur soulèvement comme une révolution à l’eau de rose.
C’est d’ailleurs ce même problème qui peut ressurgir face à une lecture un peu trop littérale de la célèbre expression « printemps arabe », même si Tahar Ben Jalloun s’autorise à penser qu’« un printemps en plein hiver » pourrait être vu comme « le feu de la justice [qui] surgit de la rue [14] » , coupant court à l’idée d’une expression douce qui ne saurait relever le défi que propose la volonté de qualifier les événements de 2011. Ce qui peut paraître plus intriguant dans l’expression « printemps arabe », c’est qu’elle n’a finalement d’arabe que le nom : non seulement celle-ci provient à la base de langues occidentales, mais elle fait également référence à de précédents événements qui eurent lieu en occident, en Europe plus exactement. En effet, dans la récente histoire d’Europe, le printemps est une saison qui fait référence au printemps des peuples de 1848 et au printemps de Prague de 1968. Malheureusement, ce printemps de Prague en question n’est ni des plus reluisants dans son résultat, ni véritablement populaire : les réformes souhaitées, dirigées par Dubček, à la tête du parti communiste tchécoslovaque, n’ont pas tout à fait le caractère d’une révolution ; de plus, ce changement voulu par Dubček est finalement réprimé, et ce dernier se voit remplacé. Si l’emploi de l’expression « printemps arabe » est sensé refléter un certain espoir de changement positif dans les sociétés des pays arabes, elle perd de son charme à l’étude des références auxquelles elle peut renvoyer, bien que d’un point de vue sémantique, le printemps évoque l’idée de changement, de renouveau, où les idées devraient bourgeonner. Le Centre national de ressources textuelles et lexicales donne même une définition particulière au domaine politique : « Période d’insurrection ou de réformes caractérisée par l’épanouissement de certaines idées progressistes [15] » . Mais là aussi, le seul exemple rapporté est le « Printemps de Prague », qui nuance les couleurs de la définition donnée.
C’est d’ailleurs ce même problème qui peut ressurgir face à une lecture un peu trop littérale de la célèbre expression « printemps arabe », même si Tahar Ben Jalloun s’autorise à penser qu’« un printemps en plein hiver » pourrait être vu comme « le feu de la justice [qui] surgit de la rue » , coupant court à l’idée d’une expression douce qui ne saurait relever le défi que propose la volonté de qualifier les événements de 2011. Ce qui peut paraître plus intriguant dans l’expression « printemps arabe », c’est qu’elle n’a finalement d’arabe que le nom : non seulement celle-ci provient à la base de langues occidentales, mais elle fait également référence à de précédents événements qui eurent lieu en occident, en Europe plus exactement. En effet, dans la récente histoire d’Europe, le printemps est une saison qui fait référence au printemps des peuples de 1848 et au printemps de Prague de 1968. Malheureusement, ce printemps de Prague en question n’est ni des plus reluisants dans son résultat, ni véritablement populaire : les réformes souhaitées, dirigées par Dubček, à la tête du parti communiste tchécoslovaque, n’ont pas tout à fait le caractère d’une révolution ; de plus, ce changement voulu par Dubček est finalement réprimé, et ce dernier se voit remplacé. Si l’emploi de l’expression « printemps arabe » est sensé refléter un certain espoir de changement positif dans les sociétés des pays arabes, elle perd de son charme à l’étude des références auxquelles elle peut renvoyer, bien que d’un point de vue sémantique, le printemps évoque l’idée de changement, de renouveau, où les idées devraient bourgeonner. Le Centre national de ressources textuelles et lexicales donne même une définition particulière au domaine politique : « Période d’insurrection ou de réformes caractérisée par l’épanouissement de certaines idées progressistes » . Mais là aussi, le seul exemple rapporté est le « Printemps de Prague », qui nuance les couleurs de la définition donnée.
Conclusion : Des intifadas
Les soulèvements dont furent témoins un certain nombre de pays du monde arabe en 2011 pourraient tout simplement gagner à être appelés ainsi. Mais une expression comme « les soulèvements arabes », ou « the Arab Uprisings », n’aurait pas le charme du printemps arabe, ni non plus de force suffisante pour que l’expression puisse facilement renvoyer à cette période et ses événements en particulier, le terme « soulèvement », même au pluriel, étant trop général. Cependant, si le français et l’anglais s’inspiraient de l’arabe, et tiraient des intifadat al-‘arabiyya le mot qui sert à parler des soulèvements, on pourrait se retrouver à évoquer ces événements de 2011 en parlant des intifadas arabes, augmentant ainsi le sens du mot « Intifada » jusque-là réservé aux soulèvements palestiniens. De cette façon, les intifadas arabes noteraient la pluralité des événements et renonceraient à les considérer comme un fait uniforme pour souligner leur caractère pluriel dans leur déroulement et leurs résultats. Toutefois, il est compréhensible que certains trouvent du mal à résister au charme du printemps arabe ainsi exprimé, surtout à la lecture de la phrase poétique suivante léguée par l’écrivain libanais Khalil Gibran, estimé comme un produit du réveil arabe du début du vingtième siècle – ou plutôt devrais-je dire de l’éveil arabe : « The flowers of spring are winter’s dreams related at the breakfast table of the angels [16] ».
Publication :
MAHDI, Ahmed, « Le “Printemps arabe” : une révolution linguistique ? » (étude trilingue), Le parler révolutionnaire : ruptures et dérives, Institut Supérieur des Langues de Tunis, 2017, p. 39-53.
[1] SHAKESPEARE, William, King Lear, New York, WM. A. Moore & C. S. Bernard, p. 6.
[2] MANSER, Martin H., The Facts on File, Dictionary of Proverbs, New York, Infobase Publishing, p. 206.
[4] POTHIER, Béatrice, Contribution de la linguistique à l’enseignement du français, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 81.
[7] DAWISHA, Adeed, The Second Arab Awakening : Revolution, Democracy, and the Islamist Challenge from Tunis to Damascus, New York, W. W. Norton & Company.
[12] CAMUS, Albert (1985), L’Homme révolté, Paris, Gallimard, p. 140.
[16] GIBRAN, Kahlil (2007), New Delhi, Sterling Publishers, p. 69.